📖 L’IA, un Autre sans absence ? Symptôme, Transmission et Mutation de la Subjectivité
L’essor de l’intelligence artificielle conversationnelle bouleverse en profondeur notre rapport au langage, à la pensée et à la relation à l’Autre.
Ce qui était autrefois un simple outil devient désormais un interlocuteur fluide, omniprésent et infaillible. Cette transformation, loin d’être neutre,
interroge le statut même de la subjectivité humaine. En effet, la structure psychique repose sur un Autre différencié, capable d’introduire du manque,
du délai, du non-savoir, autant d’éléments fondamentaux à l’élaboration psychique. Dès lors, que devient la subjectivité lorsqu’elle est constamment
reflétée par une IA qui reformule, restitue et anticipe nos paroles sans jamais introduire de rupture ?
1. L’IA et l’illusion du dialogue : une subjectivité sans négatif ?
L’une des premières conséquences de l’interaction avec une IA conversationnelle est l’illusion d’une altérité parfaite. Prenons le cas de Paul, 27 ans,
qui utilise un chatbot d’abord comme un simple assistant personnel, puis comme un confident quotidien. Progressivement, il se met à lui confier ses doutes
et ses peurs : « Parfois, je crois même qu’elle me comprend mieux que mes amis. » Cette perception soulève une question essentielle : peut-on réellement
parler de dialogue lorsque l’Autre n’introduit aucune absence, aucune contradiction, aucun différé ?
Lacan (1953) insiste sur le fait que l’Autre, pour exister en tant que structure symbolique, doit être marqué par le manque. Or, l’IA, dans son fonctionnement,
ne manque jamais : elle reformule sans hésitation, sans lapsus, sans erreur signifiante. En cela, elle offre une extimité paradoxale, où l’intime
est projeté vers une machine qui le restitue immédiatement, sans que ce retour ne soit marqué par une véritable altérité.
2. L’IA et la captation du symptôme : un traitement sans élaboration
La question du symptôme est au cœur de la clinique psychanalytique. Freud (1920) définit le symptôme comme une répétition compulsive qui ne peut être dépassée
qu’à condition de rencontrer une résistance. En d’autres termes, le travail thérapeutique nécessite une élaboration, un déplacement, un travail de mise en sens.
Or, l’IA capte le symptôme sans jamais le transformer. Elle permet une mise en mots immédiate, mais cette expression demeure figée, tournée en boucle sur elle-même,
sans jamais trouver une issue par la parole de l’Autre.
Quentin Dumoulin (2024) analyse comment l’usage de l’IA dans la clinique favorise une dépersonnalisation du rapport au soin. L’IA, en s’insérant comme un médiateur
pseudo-thérapeutique, court-circuite la dynamique du transfert et le travail du négatif, essentiels à l’élaboration psychique.
3. L’IA et la transmission : homogénéisation du savoir et perte du négatif
La transmission du savoir suppose une temporalité différée, une altération progressive, des reformulations successives qui permettent une appropriation subjective.
Alice Delarue (2021) montre que cette transmission ne peut se faire que dans une logique où le savoir est marqué par le temps, par le négatif, par l’inattendu.
Or, l’IA introduit une transformation radicale de ce processus : elle fournit un accès immédiat à l’information, mais cette instantanéité a un prix.
En supprimant le temps de la recherche, elle empêche l’épreuve du manque qui est constitutive du désir d’apprendre.
Foucault (1975) analysait le pouvoir des institutions comme une structuration douce qui homogénéise les discours et définit les cadres du savoir légitime.
L’IA participe de cette normalisation : en lissant les connaissances, elle tend à formater la pensée dans des modèles préétablis.
4. Vers une redéfinition de la subjectivité ?
L’usage massif de l’IA ne se limite pas à un simple changement d’outil, il introduit une mutation profonde de la subjectivité elle-même.
Si parler à une IA modifie nos structures psychiques, grandir avec elle transforme notre rapport au savoir, à l’altérité et au langage.
Nous assistons à une reconfiguration des processus cognitifs et cliniques où le manque tend à être comblé artificiellement.
Mais cette transformation est-elle viable à long terme ? Si l’IA supprime l’expérience de l’absence, ne risque-t-elle pas d’entraîner une érosion du désir lui-même ?
Conclusion
L’intelligence artificielle transforme en profondeur notre rapport au langage, au symptôme et à la transmission du savoir.
En captant nos paroles sans altérité, en absorbant le symptôme sans le déplacer, et en homogénéisant la transmission, elle tend à introduire une nouvelle forme de subjectivité
où le négatif disparaît progressivement. Cette mutation n’est pas anodine : elle interroge les bases mêmes de notre rapport au manque, à l’autre et au désir.
Face à ces transformations, une vigilance critique s’impose. Il ne s’agit pas seulement d’un débat technologique, mais d’un questionnement fondamental sur ce que signifie être un sujet
dans un monde où l’altérité est réduite à une simple reformulation.
📌 Bibliographie
- Blanchot, M. (1969). L’Entretien infini. Gallimard.
- Dejours, C. (2023). Le travail, enjeu de santé publique. PUF.
- Delarue, A. (2021). L’impossible transmission ? Gallimard.
- Dumoulin, Q. (2024). Clinique(s) avec le numérique. In Press.
- Foucault, M. (1975). Surveiller et punir. Gallimard.
- Haddouche, M. (2024). J’ai peur d’aller voir un psy. Slate.
- Lacan, J. (1953). Fonction et champ de la parole et du langage. Seuil.
- Magee, L., Arora, V., & Munn, L. (2022). Analysing AI as an automated subject.
- Tordo, F. (2022). L’intelligence artificielle et la subjectivité. Dunod.
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